"Algérie 1962, une histoire populaire" : une mémoire rendue à ceux qui ont vécu
- cfda47
- 9 juil.
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En publiant Algérie 1962, une histoire populaire, Malika Rahal offre bien plus qu’un livre d’histoire : elle donne à voir une année-charnière à travers les regards, les douleurs et les joies de celles et ceux qui ont traversé ce moment historique sans jamais en écrire les pages officielles. Spécialiste de l’Algérie contemporaine et directrice de l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Rahal signe une œuvre magistrale où l’année de l’indépendance ne se limite ni à des dates, ni à des discours.
Algérie 1962, une histoire populaire de Malika Rahal est une œuvre magistrale qui renouvelle profondément notre compréhension de l’année de l’indépendance algérienne. Plutôt que de se limiter aux récits politiques ou militaires, l’autrice propose une histoire "à ras le sol", centrée sur les expériences vécues par les gens ordinaires. L’année 1962 est abordée comme un événement complexe, fait de ruptures, de douleurs, de joies et de bouleversements sociaux.
Rahal mobilise une diversité de sources : témoignages, chansons, photographies, films, archives, mais aussi objets du quotidien et récits intimes. Ce livre est une fresque vivante, sensible et rigoureuse, qui a reçu le Grand prix des Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2022.
Une histoire "par en bas"
En décentrant son regard des grandes figures et des récits d’État, l’historienne construit une mémoire plurielle, faite de témoignages, d’objets, de chansons, de photographies et de silences. Elle redonne toute sa place à ceux que l’histoire dominante oublie : les réfugiés, les détenus libérés, les familles des disparus, les habitants des bidonvilles, les femmes dans l’espace public, les enfants dans les fêtes spontanées.
L’année 1962 devient ainsi une expérience collective et sensible, pleine de contradictions, de douleurs et d’espérances.
L’axe des violences explore les tensions extrêmes qui traversent l’année 1962. Ce sont les agressions de l’OAS, les massacres de juillet à Oran, les règlements de comptes qui s’intensifient dans une atmosphère politique et sociale survoltée. Ces événements, souvent relégués à la marge de l’histoire officielle, révèlent une année marquée par la brutalité autant que par l’espoir.
Le thème des corps s’attache à ce que signifie physiquement et symboliquement ce moment d’émancipation. Il interroge la réapparition des personnes disparues, la démobilisation des combattants, les gestes ordinaires retrouvés, les célébrations spontanées et les transformations du quotidien. Ce sont des corps en mouvement, libérés ou meurtris, qui témoignent de la transition entre guerre et paix.
La partie consacrée aux espaces analyse comment les lieux incarnent le basculement historique. Le départ massif des colons laisse derrière lui un vide physique et affectif, bientôt comblé par l’appropriation des logements abandonnés. La ville se recompose, les frontières sociales et symboliques bougent, et les Algériens investissent un territoire qu’ils cherchent à reconstruire selon leurs aspirations.
Enfin, la réflexion sur le temps donne à cette année une profondeur troublante. C’est le temps suspendu dans l’attente de l’officialisation de l’indépendance, le temps qui s’accumule dans les mémoires blessées, et celui qui se réécrit dans les récits populaires. 1962 devient une source de récits fondateurs, d’héritages conflictuels et de silences qui hantent encore les générations.
Une actualité brûlante de la mémoire
Des familles continuent de chercher les corps de leurs proches disparus pendant la guerre, notamment ceux enlevés durant la Bataille d’Alger. Ce travail de mémoire, incarné par le projet « Mille Autres », mené par Malika Rahal et Fabrice Riceputi, ravive les enjeux du livre.
Des découvertes récentes de fosses communes ou de restes de martyrs dans les maquis montrent que l’histoire de 1962 n’est pas close, mais toujours en cours.
Le livre donne la parole aux « Chercheurs d’os », aux réfugiés, aux anciens combattants, aux familles endeuillées. Ces voix longtemps marginalisées trouvent enfin un espace d’écoute et de reconnaissance. Dans un contexte où les récits officiels sont souvent figés, cette approche sensible et plurielle résonne avec les nouvelles générations en quête d’une histoire plus incarnée.
Une œuvre profondément humaine
Les défis de 1962 — reconstruction, formation, justice sociale — font écho aux enjeux contemporains en Algérie et ailleurs. Le livre permet de comprendre les racines de certaines tensions actuelles, mais aussi les espoirs qui ont fondé le pays. Il interroge aussi la manière dont les États postcoloniaux ont tenu leurs promesses, notamment en matière d’éducation, de dignité et de mémoire. Loin des récits manichéens, Rahal tisse une fresque faite de nuances, d’ombres et de silences. Elle questionne les mémoires blessées et invite à écouter ce que l’historiographie classique tait souvent. C’est un livre émouvant, exigeant et lumineux, qui mérite d’être lu, partagé et discuté.
Malika Rahal, historienne, chargée de recherche au CNRS, est spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Algérie. Elle dirige, depuis 2022, l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP). Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages, notamment d'une biographie d'Ali Boumendjel, avocat et militant nationaliste assassiné en 1957 (Belles Lettres, 2011 ; réed. poche : La Découverte, 2022).
Le livre Algérie 1962, une histoire populaire est paru en janvier 2022 aux éditions La Découverte à Paris et Barzakh à Alger. Il a rapidement été salué comme une œuvre majeure et a reçu le Grand prix des Rendez-vous de l’Histoire de Blois la même année. Le livre refait surface aujourd’hui parce qu’il répond à une soif de mémoire et de vérité qui reste vive, plus de soixante ans après l’indépendance.
En somme, Algérie 1962 revient sur le devant de la scène parce qu’il parle du passé pour mieux comprendre le présent, et parce qu’il donne enfin toute sa place à une mémoire populaire trop longtemps ignorée.
Nadia B



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