Dans une Algérie encore marquée par les cicatrices de la « décennie noire », Nassera Dutour, mère d'un disparu, lance un appel au président Tebboune. Son appel courageux défie la politique d'oubli imposée et relance le débat sur les disparus, confrontant l'Algérie à son passé douloureux et à la nécessité d'une véritable réconciliation nationale.
Dans un geste empreint de gravité et de détermination, Nassera Dutour, présidente du Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA) et mère d'Amine Amrouche disparu le 30 janvier 1997, a lancé un appel poignant au président Abdelmadjid Tebboune ce mardi 2 juillet 2024. Sa requête, aussi simple que déchirante, résonne comme un écho aux milliers de familles endeuillées par la « décennie noire » algérienne : « Monsieur le Président Abdelmadjid Tebboune, engagez-vous à identifier toutes les tombes sous X au cimetière d'El Alia et remettre les dépouilles à leurs familles en vue de leur offrir une sépulture ».
Cette supplique s'inscrit dans le sillage d'une tragédie nationale dont les plaies, plus de deux décennies après, peinent à cicatriser. Le conflit qui a secoué l'Algérie de 1991 à 2002, né de la confrontation entre les islamistes et l'armée suite à un coup d'État militaire, a laissé derrière lui un bilan macabre estimé entre 100 000 et 200 000 morts. Un chiffre qui, à lui seul, témoigne de l'ampleur de la catastrophe humaine qui s'est abattue sur le pays.
Pourtant, malgré l'immensité de ce drame, les familles des victimes se heurtent à un mur de silence, érigé par les autorités elles-mêmes. La Charte pour la paix et la réconciliation nationale, signée en 2005, a scellé une amnistie générale, accordant l'impunité tant aux islamistes repentis qu'aux militaires accusés d'exactions. Plus qu'un simple pardon juridique, cette charte s'est muée en une véritable loi du silence, renforcée en 2017 par une interdiction formelle de toute évocation de cette période sombre.
Karima Dirèche-Slimani, historienne franco-algérienne spécialiste du fait religieux dans l'Algérie contemporaine, ne mâche pas ses mots pour qualifier cette situation : « La charte de 2005 occulte les responsabilités et empêche toute réflexion critique sur 10 années de violences meurtrières. 'La tragédie nationale', telle qu'elle est désormais désignée par l'État algérien, est interdite de toute analyse et réflexion autour des traumatismes et des responsabilités de l'État, des forces de sécurité et du terrorisme islamiste. Elle empêche toute forme de justice transitionnelle et d'apaisement pour les victimes ».
Cette politique d'amnésie forcée trouve son illustration la plus cynique dans les propos de l'ancien président Bouteflika qui, lors d'un meeting en 2004, avait balayé d'un revers de main la question des disparus en déclarant : « Ce qui est passé est mort. On ne revient pas dessus ». Une phrase qui résonne comme une sentence pour les familles en quête de vérité et de justice.
L'appel de Nassera Dutour vient donc raviver un débat que les autorités algériennes s'efforcent d'étouffer. Il met en lumière la tension persistante entre la volonté officielle de tourner la page et le besoin impérieux des familles de connaître la vérité sur le sort de leurs proches disparus.
La demande d'identification des tombes sous X au cimetière d'El Alia n'est pas qu'une requête administrative. Elle incarne l'espoir de milliers de familles de pouvoir enfin faire leur deuil, de donner une sépulture digne à leurs êtres chers et, peut-être, de commencer à panser les blessures d'un passé trop longtemps nié.
Face à cette interpellation, le pouvoir algérien se trouve à la croisée des chemins. Accéder à cette requête serait un pas vers la reconnaissance des souffrances endurées et pourrait ouvrir la voie à un véritable processus de réconciliation nationale. Le refus, en revanche, ne ferait que prolonger une politique du déni qui, loin d'apaiser les tensions, ne fait que les exacerber.
Sophie K.