Dans les coulisses des disparitions forcées en Afrique
- cfda47
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Dans sa lettre de septembre 2025, l’Association française d’amitié et de solidarité avec les peuples d’Afrique a restitué le fruit d’une plongée longue et minutieuse dans un drame que le droit peine encore à nommer : la disparition forcée. Ce qu’elle a découvert dépasse le cadre d’une statistique. C’est la chronique d’un effacement organisé.
Pendant plusieurs mois, l’Association française d’amitié et de solidarité avec les peuples d’Afrique (AFASPA) a plongé dans les commissariats, les casernes et les tribunaux où s’effacent les traces et s’interrompent les vies. Ses membres ont écouté les familles, recueilli les plaintes, fouillé les dossiers oubliés. Peu à peu, une certitude a pris forme. Sur le continent africain, faire disparaître n’était pas un dérapage, mais une manière d’exercer le pouvoir.
Trois cent mille. Le Comité international de la Croix-Rouge a compté trois cent mille personnes victimes de disparition forcée dans le monde en cinq ans. Pas des morts. Des disparus. Nuance. Les morts, on les enterre. Les disparus, on les cherche. Pendant des années. Parfois toute une vie.
L’association a dressé, dans sa lettre, un inventaire rigoureux de cette violence d’État. De Rabat à Nairobi, de Bamako à Antananarivo, les régimes autoritaires enlèvent pour faire taire. La disparition est leur méthode de pouvoir, leur langage du contrôle. L’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées en définit pourtant la mécanique : arrestation, détention, enlèvement par des agents de l’État ou avec leur complicité, suivis du déni. Mais le droit, note l’Afaspa, tente de cerner ce qui, par nature, échappe à toute définition. Comment nommer le néant ?
L’association cite ses propres mots : “Pour la victime, c’est le plongeon dans le néant, la perte de repères, l’ignorance de ce qui va advenir. C’est la douleur physique qui accompagne les traitements volontairement dégradants ; est-elle pire que la douleur psychique faite de moments d’espoir, suivis de sentiments de détresse en imaginant le désarroi des proches ?”. Pour les familles, il reste l’attente, les pires scénarios, les démarches qui parfois aboutissent. Parfois.
Le premier Congrès mondial sur les disparitions forcées s’est tenu à Genève les 15 et 16 janvier derniers. 77 États sur 193 membres de l’ONU ont ratifié la Convention. Moins de la moitié. Autrement dit, l’impunité a encore de beaux jours.
Le CCFD-Terre Solidaire soulignait dans le même temps “l’importance des femmes dans le mouvement contre les disparitions forcées”. Reporters sans frontières, de son côté, constate que sur 95 journalistes dont on est sans nouvelles, 43 sont victimes de disparitions forcées.
L’Afrique subsaharienne où le silence est devenu langue officielle
L’Afaspa a entamé son travail à partir de l’Afrique de l’Est avant d’en suivre les traces plus au sud. À mesure qu’elle avançait, le phénomène prenait un visage plus brutal encore, plus direct, presque banal dans certains pays. Elle a recueilli des récits d’enlèvements au cœur de la journée, dans des marchés, à la sortie d’une école, sur une route poussiéreuse. Toujours la même mise en scène : une voiture banalisée, des hommes cagoulés, un ordre bref, un corps qu’on emporte, et derrière lui, une maison vidée de sens.
Les membres de l’association racontent la même sidération à chaque rencontre. Les familles gardent sur leur téléphone les dernières photos reçues, les messages coupés net, les appels sans réponse. Certaines continuent d’envoyer des SMS, par habitude, pour ne pas rompre le fil. D’autres notent les heures exactes des coups frappés à la porte, comme si le détail pouvait un jour servir de preuve.
Au Kenya, les enquêteurs de l’association ont remonté les dossiers de 82 disparitions entre juin et décembre 2024. La Commission nationale des droits de l’homme y avait noté une explosion des enlèvements de jeunes militants. La génération Z kenyane s’était levée contre la corruption des élites, d’abord dans la rue, puis sur les réseaux. La répression a pris le relais des slogans. Les policiers se sont présentés chez les leaders d’associations, la nuit ou à l’aube, sans mandat. Les corps ont été retrouvés pour certains dans des fossés, pour d’autres jamais. Les familles, dit un rapport, n’ont plus confiance dans les tribunaux. Elles savent qu’elles ne reverront pas leurs enfants, mais refusent de renoncer au mot “justice”.
Au Cameroun, le pouvoir a depuis longtemps perfectionné sa mécanique de la peur. Les membres de l’Afaspa ont consulté les rapports des ONG locales, rencontré des avocats qui se souviennent encore de l’odeur des couloirs du tribunal militaire de Yaoundé. Là où Ramon Cotta, influenceur originaire du Gabon, fut aperçu pour la dernière fois. Il avait été enlevé à la mi-juillet 2024. Un mois plus tard, ses défenseurs ont fini par le localiser, amaigri, enfermé dans une cellule sans fenêtre.
Dans le même pays, l’affaire Martinez Zogo résonne encore comme un symbole. Journaliste, animateur radio, il dénonçait l’affairisme et la corruption. Le 17 janvier 2023, il a été enlevé devant le poste de gendarmerie de Nkol-Nkondi, à Yaoundé. Devant les forces de l’ordre. Devant ceux dont le rôle est de protéger. On a retrouvé son corps mutilé. L’enquête n’a jamais abouti. L’Afaspa écrit : “Quelques mètres seulement séparaient Zogo des forces censées protéger les citoyens. Elles l’ont regardé se faire enlever.”
Dans les rues de Bamako, d’autres noms circulent, chuchotés. Le journaliste El Bachir Thiam, du site MaliActu, a été arraché à la lumière le 8 mai 2025. Cinq hommes cagoulés l’ont saisi en plein jour. Ses collègues ont vu la scène. Les services de renseignement maliens sont soupçonnés. Il a reparu le 26 septembre, après plus de quatre mois d’effacement. Le visage amaigri, les yeux perdus. “Ils ne m’ont jamais frappé, disait-il, mais le silence, le noir, c’est une autre forme de torture.”
En Guinée, les disparitions sont devenues un rituel politique. À chaque manifestation, les opposants se comptent à la fin du jour, espérant que la liste soit la même que le matin. Oumar Sylla, dit Foniké Menguè, et Mamadou Billo Bah, figures du Front national pour la défense de la Constitution, ont été enlevés la veille d’une mobilisation contre la vie chère. Des hommes cagoulés, sans mandat, armés, les ont embarqués sous les yeux des voisins. Leurs épouses ont témoigné devant les observateurs de l’Afaspa. L’une d’elles a dit : “Ils ont pris la lumière avec eux.”
Au Burkina Faso, les visages se superposent : journalistes, avocats, militants. Atiana Serge Oulon, directeur du journal L’Événement, enlevé en juin 2024, toujours introuvable. Guy Hervé Kam, avocat et cofondateur du Balai citoyen, détenu illégalement pendant cinq mois. Idrissa Barry, disparu à Saaba le 18 mars 2025. Cinq membres du mouvement Servir et Non Se Servir enlevés après avoir dénoncé des massacres de civils. Aucun d’entre eux n’a reparu.
Le schéma est le même : arrestation sans motif, silence, disparition du dossier, puis rien. Une chape de peur retombe. Les familles, quand elles parlent, disent que ce qui tue, ce n’est pas l’absence, mais l’absence de vérité.
L’Afaspa, dans ses notes de terrain, relève une phrase qui revient partout : “On ne sait plus si c’est la guerre ou la paix.” Le pouvoir d’État et ses relais militaires ont brouillé la frontière entre sécurité et terreur. Dans plusieurs capitales, les observateurs étrangers parlent de “régimes de disparition”, où la peur devient un outil de gestion sociale.
À mesure que l’association poursuivait ses entretiens, un autre visage du drame apparaissait : celui des femmes. Elles sont souvent les premières à partir à la recherche, les dernières à renoncer. Celles qui vont dans les commissariats, celles qui tiennent la photo de leur mari ou de leur fils devant un juge, celles qui apprennent à parler à la presse. Elles deviennent, malgré elles, les gardiennes de la mémoire.
Au fil de ces enquêtes, une vérité s’impposait : la disparition forcée ne vise pas seulement un corps, mais tout un cercle de vie. Elle efface les liens, détruit les communautés, brise la confiance dans l’État. Dans les mots d’une mère malienne recueillis par l’Afaspa : “Quand ils prennent quelqu’un, ils prennent tout ce qu’il a touché.”
Du Maghreb à la Corne de l’Afrique, la mémoire confisquée
L’Afaspa a ensuite suivi le fil du silence jusqu’au nord du continent. Au Maroc, la commission “Équité et réconciliation”, créée par Mohammed VI, a voulu solder le passé. Elle a indemnisé des centaines de familles des années de plomb. Mais l’association note la faille : les indemnisations ont souvent remplacé la vérité. L’argent s’est substitué à la justice. “De l’argent contre la mémoire”, résument les enquêteurs. Aucune confrontation entre bourreaux et victimes. Aucun procès. Une réparation sans reconnaissance.
Dans les régions du Sud, les disparitions persistent. Le 25 décembre 2005, quinze jeunes Sahraouis ont été interceptés au large de Boujdour par la marine marocaine. Ils tentaient de rejoindre les Canaries. Parmi eux, des étudiants, des militants pacifiques. Disparus. Lehbib Aghraichi, commerçant, a été enlevé à Dakhla le sept février deux mille vingt-deux. Aucune réponse sérieuse n’a été donnée à sa famille.
En Tunisie, l’association a retrouvé la trace de Walid Hosni, étudiant en troisième année de médecine, disparu le trente septembre deux mille neuf après être sorti faire ses courses. Sous Kaïs Saïed, la logique s’est déplacée : les disparitions ne visent plus des opposants, mais des migrants. Les experts de l’ONU ont documenté des transports forcés vers le désert, vers les frontières de la Libye ou de l’Algérie. Les migrants y sont abandonnés, parfois vivants, parfois pas. L’Afaspa écrit : “Abandonnés là. Sans tenir compte des risques de déshydratation, de malnutrition, des blessures dues au soleil.”
À Djibouti, la répression contre les Afar dure depuis des décennies. Le quatre juillet mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, quatre hommes ont été interceptés par les garde-côtes. En deux mille onze, trois bergers, à saoir Mohamed Abdallah Satta, Ibrahim Bore Ali et Ahmed Aidahis, ont été arrêtés, torturés, détenus au secret pendant plus d’un an. Libérés en 2012, ils ont de nouveau disparu.
Puis vient l’histoire des Manouzi. L’association la raconte comme une métaphore. Rachid Manouzi témoigne, le cinq septembre deux mille vingt-cinq, à Paris. Son frère Houcine, syndicaliste en exil en Belgique, a été enlevé le 29 octobre 1972 à l’aéroport de Tunis. Transporté dans le coffre d’une voiture diplomatique marocaine. Il n’a jamais reparu. Leur père, Haj Ali El Manouzi, militant de l’indépendance et figure de la résistance, est mort à cent ans, en deux mille quatorze. Avant sa mort, les autorités ont déclaré leur maison de Casablanca “en péril” pour la faire détruire. Ce lieu de mémoire, où l’opposition se réunissait clandestinement, a été rasé avant toute expertise. Un haut gradé aurait dit : “S’il n’en tenait qu’à moi, je vous tuerais tous, les Manouzi.”
Dans le même temps, à Madagascar, la jeunesse s’est soulevée. Depuis le vingt-cinq septembre, les rues se remplissent sous l’impulsion du mouvement GEN Z-Madagascar. Les revendications sont simples : pain, eau, électricité, dignité. L’activiste Audrey Randriamandrato raconte : “La colère de voir les enfants des membres du gouvernement afficher un train de vie indécent sur les réseaux sociaux. Ils ont le même âge que ceux qui ne mangent pas à leur faim”. S’en est suivie une répression sans précédant. L’on dénombrera 22 morts officiellement, et 28 selon l’ONU. Deux jours plus tard, au Maroc, des milliers de jeunes descendent à leur tour dans la rue pour dénoncer la corruption et la mauvaise gestion. La gendarmerie tire à Leqliaâ, près d’Agadir. Deux morts.
Le collectif Gen Z 212 publie sur Discord un message que l’Afaspa reproduit : “Nous voulons un pays pour tous les Marocains, un pays pour les malades, les illettrés, les chômeurs et les pauvres, et non une tribune pour les politiciens au ventre plein.”
Ces révoltes, note l’association, ne naissent pas du vide. Elles sont la réponse à des décennies d’effacement. La mémoire populaire de la résistance n’a plus besoin de monuments ni de plaques. Elle circule dans les rues, dans les voix, dans les réseaux. Elle survit par transmission.
Mais tant que seuls 77 États auront ratifié la Convention contre les disparitions forcées, tant que les autres fermeront les yeux, rien ne changera. Human Rights Watch rappelle qu’en Égypte, des milliers de personnes croupissent encore en prison pour avoir simplement parlé. Alaa Abdel Fattah a été libéré le 23 septembre, après cinq ans d’emprisonnement.
La disparition forcée marque le moment où l’autorité quitte l’État de droit. Et, dans les notes finales de l’Afaspa, une phrase résume tout : “Le trente août, Journée internationale des victimes de disparitions forcées proclamée par l’ONU, n’est pas une commémoration. C’est un rappel : trois cent mille personnes en cinq ans. Et l’impunité continue.”
Amine B.



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