Archives sous scellés : la France enterre sa guerre d’Algérie
- cfda47
- 25 juil.
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Armes chimiques, crimes de guerre, opérations de renseignement : sous prétexte de sécurité nationale, l’État français organise le black-out sur les archives les plus sensibles de la guerre d’Algérie. L’historien Christophe Lafaye dénonce une dérive autoritaire qui transforme la recherche historique en parcours du combattant et prive la France de sa propre mémoire.
Christophe Lafaye n’y va pas par quatre chemins. L’historien français vient de publier une enquête implacable qui met à nu l’étouffement systématique de l’accès aux archives militaires, particulièrement celles documentant l’usage d’armes chimiques pendant la guerre d’Algérie. Derrière le paravent sécuritaire, l’État français organise méthodiquement l’amnésie collective.
Depuis plusieurs années, le Service historique de la Défense (SHD) dresse des barricades devant les chercheurs. Les dossiers sensibles - renseignement, crimes de guerre, essais nucléaires, armes chimiques - deviennent terra incognita pour les historiens. Cette fermeture méthodique frappe au cœur de la recherche académique et interroge l’engagement démocratique de la République envers sa propre mémoire.
La loi du 15 juillet 2008 a créé un monstre juridique : les archives “incommunicables”. L’article L.213-2 du Code du patrimoine interdit désormais l’accès à tout document pouvant “permettre de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser” des armes de destruction massive. Lafaye démontre que cette disposition, initialement conçue pour protéger des secrets techniques hautement sensibles, subit aujourd’hui un détournement massif.
Des journaux de marche aux comptes rendus de réunions, des procès-verbaux d’opérations aux simples listes d’équipements : tout devient prétexte à verrouillage. L’historien documente un cas édifiant : des archives sur la guerre chimique en Algérie, consultables librement entre 2012 et 2019, ont été brutalement refermées sans justification.
“Une vraie démocratie ne dissimule pas ses archives historiques”
Le tournant autoritaire s’accélère avec la loi du 30 juillet 2021 sur la prévention des actes terroristes. Ce texte autorise la classification rétroactive d’archives non marquées secret défense. Le SHD, sous la pression du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, procède désormais à un réexamen général de ses fonds. Traduction : des décennies de recherche deviennent caduques du jour au lendemain.
Face à cette offensive, les garde-fous institutionnels s’effritent. La Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) émet bien des avis favorables à l’ouverture, mais ses recommandations finissent aux oubliettes. Le principe d’ouverture automatique des archives après 50 ans, pourtant gravé dans la loi de 2008, devient lettre morte.
Lafaye pointe l’hypocrisie du système : alors que la France prétend faire œuvre de réconciliation mémorielle, elle organise méthodiquement l’amnésie. Les universités publiques, déjà fragilisées, voient leurs chercheurs privés d’outils de travail fondamentaux. Cette stratégie d’obstruction nuit à la compréhension des mécanismes qui ont conduit aux exactions coloniales.
L’historien identifie deux voies de sortie. La première passe par les tribunaux : un recours judiciaire pourrait contraindre la Commission du secret de la défense nationale à se prononcer sur la déclassification. Mais cette procédure s’annonce longue et coûteuse, décourageant les chercheurs aux moyens limités.
La seconde option relève de la volonté politique. Sur le modèle des décisions prises pour Maurice Audin ou les disparus de la guerre d’Algérie, le pouvoir exécutif pourrait ordonner l’ouverture des fonds. Cette démarche suppose toutefois un courage politique dont les dirigeants actuels semblent dépourvus.
Mais au-delà des querelles juridiques, c’est toute une conception de la démocratie qui vacille. Comment accepter qu’en 2025, des archives vieilles de soixante-dix ans demeurent inaccessibles ? Comment tolérer que l’État français, qui prêche la réconciliation mémorielle à longueur de discours officiels, pratique simultanément la politique de l’autruche ?
Les conséquences sont déjà mesurables. Des thèses abandonnées, des recherches avortées, des pans entiers de l’histoire contemporaine laissés aux approximations et aux fantasmes. Pendant que les témoins directs disparaissent un à un, les preuves documentaires s’enferment dans des coffres-forts administratifs.
La France paye cash cette schizophrénie mémorielle. D’un côté, elle multiplie les gestes symboliques - reconnaissance de la torture, restitution des crânes de résistants algériens. De l’autre, elle bâillonne ses propres historiens. Schéma classique d’une puissance coloniale qui peine à regarder son passé en face.
Reste une question brutale : que cache exactement l’État français derrière ce rideau de fer documentaire ? Si les faits étaient si anodins, pourquoi ce déploiement d’artillerie juridique ? L’obstination même des autorités françaises accrédite l’hypothèse de révélations potentiellement explosives sur l’emploi massif d’armes chimiques en Algérie.
Soixante-trois ans après les accords d’Évian, la guerre d’Algérie continue dans les archives. Une guerre d’un nouveau genre, où les munitions s’appellent classification, rétention et secret défense. Une guerre que la France semble déterminée à prolonger indéfiniment.
Sophie K



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