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Journée des droits de l'homme : Ces mères de disparu(e)s qui tiennent tête au silence d'État

  • cfda47
  • il y a 4 heures
  • 5 min de lecture
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Ce mardi 10 décembre à Alger, devant le siège du Conseil national des droits de l'homme, une dizaine de femmes en hijab et un homme se tiennent côte à côte sur le parvis. Dans leurs mains, des cadres contenant des photos de visages disparus. Trente ans après la décennie noire, le dossier algérien des disparitions forcées refuse de se refermer et s'impose désormais dans les arènes internationales de la lutte contre l'impunité.  


Le décor est sobre. Un bâtiment administratif avec ses inscriptions bilingues en arrière-plan, quelques arbres, le pavage d'une place publique. Un véhicule de police stationné un peu plus loin. Et ce groupe, immobile, qui pose avec une détermination visible. Chacune tient fermement le portrait encadré d'un proche disparu. Certaines brandissent aussi des documents administratifs. Pas de banderoles, pas de slogans criés. Juste ces visages en noir et blanc, exhibés comme des preuves vivantes d'une absence qui refuse de se taire.  


Derrière ces photos, il y a une histoire que l'État algérien a tenté d'effacer. Celle de la décennie noire, ce conflit sanglant qui a déchiré le pays entre 1992 et 2000, après l'interruption du processus électoral remporté par le FIS et l'instauration de l'état d'urgence. Entre 150 000 et 200 000 morts, selon les estimations. Et des milliers de disparus, engloutis dans le néant bureaucratique et sécuritaire.  


Les chiffres restent disputés, et c'est déjà un problème en soi. L'État reconnaît environ 6 000 disparus. Les organisations de familles et les ONG avancent plutôt 17 000 à 20 000 personnes. Cette bataille des chiffres traduit le refus de l'appareil d'État de regarder en face l'ampleur du phénomène. Le CFDA a documenté les pics de disparitions entre 1994 et 1997, avec parfois plus de 150 cas par mois rien qu'à l'échelle nationale, concentrés principalement dans la région d'Alger. Des arrestations par les forces de sécurité, des rafles de quartiers entiers, des enlèvements lors de contrôles routiers ou à domicile. Sans information aux familles. Sans reconnaissance officielle de la détention. Des hommes happés dans un trou noir.  


Une partie de ces disparitions est attribuée aux groupes armés islamistes, qui ont aussi enlevé des civils accusés de collaboration avec l'État. Mais l'essentiel du dossier porte sur les disparitions imputables à l'appareil sécuritaire, dans le cadre d'une stratégie anti-terroriste où la disparition forcée est devenue un outil de contrôle. Cette pratique s'inscrit d'ailleurs dans une histoire plus longue, celle de la guerre d'indépendance, où des milliers d'Algériens ont été arrêtés, torturés et “disparus” par l'armée française dans le cadre de la doctrine de la guerre révolutionnaire. Cette matrice coloniale de la contre-insurrection, exportée ensuite vers l'Amérique latine, a laissé des traces. Les familles et les chercheurs parlent aujourd'hui d'un “crime d'État systémique”, pas d'abus isolés.  


Et puis est venue la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Adoptée par référendum en 2005, mise en œuvre par l'ordonnance 06-01 de 2006, elle constitue le cadre officiel de sortie de conflit choisi par les autorités. Sur le papier, une main tendue vers la réconciliation. Dans les faits, un verrou juridique qui ferme toute possibilité d'enquête sur les responsables de disparitions forcées. Le texte organise l'amnistie pour la plupart des acteurs des violences, interdit de “porter atteinte aux institutions” en remettant en cause la conduite de l'État pendant la tragédie nationale, et criminalise de fait la parole critique.  


Pour les familles, la Charte offre des indemnisations, certes, mais conditionnées à la délivrance d'un jugement de décès. Autrement dit : acceptez que votre proche soit mort, prenez l'argent, et taisez-vous. Aucune recherche préalable de la vérité sur le sort des disparus. Aucune reconnaissance des responsabilités. Les ONG qualifient ce dispositif de “déni de justice” et de “légitimation de l'impunité”. Difficile de leur donner tort. La réparation financière sans vérité, c'est une insulte déguisée en politique publique.  


Depuis 2005, l'État considère le dossier comme “clos”. Les familles, elles, n'ont jamais fermé le leur. Et face à l'impossibilité d'obtenir justice en Algérie, elles ont basculé leur combat vers les instances internationales. C'est là que le Collectif des familles de disparu.e.s en Algérie (CFDA) a construit, patiemment, une stratégie de contournement du verrou politique national.  


Les familles de disparus portent leur combat de Genève à Bogotá  

En janvier 2025, Genève a accueilli le premier World Congress on Enforced Disappearances. Plus de 300 participants venus de dizaines de pays, des victimes, des experts, des représentants d'États et d'ONG, réunis pour faire le point sur l'application de la Convention internationale contre les disparitions forcées. Co-organisé par l'Initiative pour la Convention (CEDI), la Commission internationale de juristes, le Groupe de travail des Nations unies et le Haut-Commissariat aux droits de l'homme, ce rendez-vous visait à pousser les États vers des engagements concrets : criminaliser nationalement les disparitions, améliorer l'accès des familles aux recours, garantir leur participation aux politiques publiques.  


Le dossier algérien y a été présenté comme l'une des situations emblématiques suivies par les mécanismes onusiens. Le CFDA a rappelé une anomalie persistante : l'Algérie a ratifié la Convention en 2007, mais aucun mécanisme national effectif n'a été mis en place pour rechercher les victimes, établir les responsabilités ou garantir le droit à la vérité. La Charte de 2005 bloque tout.  


Quelques mois plus tard, fin octobre 2025, c'est à Bogotá que le CFDA a pris la parole. Le 42e congrès mondial de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), consacré cette année à la construction de la paix et à la défense des libertés publiques, a réuni des organisations venues d'Argentine, du Liban, du Sri Lanka et du Maroc. Des représentantes algériennes ont participé aux ateliers sur la lutte contre l'impunité, la documentation des violations et la protection des défenseurs.  


À Bogotá, les représentantes du CFDA ont pointé le décalage béant entre les engagements internationaux de l'Algérie et la réalité sur le terrain. Pas de base de données centralisée des disparus, pas de politique publique de vérité, pas de reconnaissance de la responsabilité de l'État. Le tabou politique autour des disparitions reste entier, tout étant renvoyé au narratif officiel de la “réconciliation”. Le Comité onusien chargé du suivi de la Convention déplore régulièrement l'absence de coopération substantielle des autorités algériennes.  


Ces deux rendez-vous internationaux, Genève et Bogotá, illustrent la stratégie construite par le CFDA depuis sa création. Face au verrou politique interne, le collectif a investi les arènes onusiennes. En portant des communications individuelles devant les comités spécialisés, l'association a obtenu plusieurs décisions condamnant l'Algérie pour violation du droit à la vie, à la liberté et au recours effectif. Ces victoires juridiques créent une jurisprudence qui pèse dans le temps et inscrit la responsabilité algérienne dans les archives internationales.  


Le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires (WGEID) examine régulièrement des cas algériens. Entre mai et septembre 2025, ce mécanisme a traité plus de 400 dossiers dans 41 pays, confirmant que le phénomène reste d'actualité à l'échelle mondiale. Le Comité des disparitions forcées (CED), qui supervise l'application de la Convention, tient par ailleurs des sessions régulières où les ONG algériennes interpellent sur l'absence de volonté politique de résoudre le dossier.  


En partageant son expérience avec des associations d'Argentine, de Colombie ou du Liban, le CFDA inscrit la cause algérienne dans une grammaire globale de justice transitionnelle : droit à la vérité, devoir de mémoire, refus des amnisties générales. Ces alliances offrent aussi au collectif une protection relative et une capacité accrue de pression sur les autorités. La médiatisation du cas algérien par des réseaux comme la FIDH empêche la clôture définitive du dossier et maintient la pression, même à bas bruit.  


Ce 10 décembre devant le CNDH, les femmes qui tiennent les photos de leurs proches disparus savent que la bataille sera longue. Elles savent aussi que l'État algérien a tout verrouillé juridiquement pour que la vérité ne sorte jamais. Mais de Genève à Bogotá, leur combat s'est mondialisé. Et tant qu'il n'y aura pas de vérité, elles continueront de se tenir là, sur ce parvis, avec ces visages qui refusent l'oubli. Parce qu'au fond, c'est ça qui dérange le plus le pouvoir : des mères qui ne lâchent rien.  

 

Amine B.  

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