Mediapart : Quand Paris donnait l'ordre de torturer en Algérie
- cfda47
- 26 août
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Soixante-dix ans après les faits, des enquêtes journalistiques d'exception révèlent l'ampleur des crimes commis par l'armée française en Algérie. Grâce à un travail minutieux d'archives et de recueil de témoignages, Mediapart fait ressurgir une vérité que l'histoire officielle a longtemps occultée.
L'été 2025 aura bouleversé la compréhension de la guerre d'Algérie. En août, Mediapart publie une enquête saisissante signée par la documentariste Safia Kessas et l'historien Fabrice Riceputi, qui reconstitue minutieusement les massacres perpétrés en 1956 dans trois villages kabyles : Aït Soula, Tazrouts et Agouni. Ces noms, effacés de la mémoire officielle française, résonnent aujourd'hui comme un cri d'alarme. Les témoignages recueillis dressent un tableau glaçant : fusillades en masse, exécutions sommaires, viols systématiques et humiliations publiques. L'armée française, dans sa logique de "pacification", n'a épargné ni les femmes, ni les enfants, ni les vieillards.
L'enquête ne se contente pas de dresser un bilan macabre. Elle révèle la mécanique de la terreur mise en place contre les populations civiles, transformant des villages entiers en théâtres d'horreur. Chaque témoignage, chaque archive exhumée contribue à restituer une dignité aux victimes, trop longtemps réduites au silence.
Mais c'est peut-être la révélation de mars 2025 qui aura provoqué le plus grand séisme. Mediapart dévoile des archives accablantes démontrant que la torture n'était pas un "dérapage" mais une politique d'État assumée. Les généraux Salan, Massu et Allard, figures emblématiques de la "bataille d'Alger", ont explicitement recommandé la généralisation de ces pratiques barbares. Ces documents, patiemment exhumés par l'historien Fabrice Riceputi, pulvérisent définitivement le mythe des "excès isolés". Ils révèlent au contraire l'existence d'une chaîne de commandement organisée, où la torture devient un outil de guerre validé au plus haut niveau militaire et politique.
Cette institutionnalisation de l'horreur interpelle profondément : comment une république, héritière des Lumières et des droits de l'homme, a-t-elle pu cautionner de telles pratiques ? La question résonne avec une acuité particulière aujourd'hui, alors que les démocraties occidentales prétendent donner des leçons de droits humains au reste du monde.
Une violence coloniale systémique
Le travail de Mediapart prolonge une démarche de confrontation avec l'histoire coloniale française. L'historien Alain Ruscio, dans le documentaire associé De la conquête, rappelle une vérité dérangeante : les violences n'ont pas commencé avec la guerre d'indépendance, mais dès 1830, avec les premières razzias et expropriations massives. Cette continuité historique bouscule les récits convenus. Elle révèle que la colonisation française en Algérie s'est construite sur 132 années de violence systémique, alternant phases de "pacification" sanglante et périodes de domination brutale. Les massacres de 1945 dans le Constantinois, les enfumades des grottes du Dahra en 1845, les déportations massives : autant d'épisodes qui révèlent une logique coloniale fondée sur l'usage de la force.
Au-delà de l'enquête historique, ces révélations soulèvent des enjeux diplomatiques et mémoriels considérables. Les violences coloniales continuent d'empoisonner les relations franco-algériennes, alimentant ressentiments et malentendus de part et d'autre de la Méditerranée. Côté français, la persistance d'une mémoire sélective entretient une forme de déni collectif. Les manuels scolaires édulcorent encore largement cette période, privilégiant le récit des "aspects positifs" de la colonisation. Les tentatives de reconnaissance officielle, comme la loi de 2005 sur le "rôle positif" de la présence française outre-mer (finalement abrogée), montrent les résistances persistantes.
Côté algérien, ces blessures mémorielles nourrissent un ressentiment légitime qui complique tout dialogue apaisé. Les demandes de reconnaissance et d'excuses officielles de la France buttent sur les réticences de l'État français, soucieux de ne pas ouvrir la "boîte de Pandore" des réparations.
Le travail de Mediapart revêt alors une dimension éthique et politique fondamentale. En donnant la parole aux victimes, en exhumant les archives occultées, en confrontant les témoignages aux sources officielles, ce média indépendant remplit une mission de service public que les institutions peinent à assumer. Cette démarche journalistique montre parfaitement le rôle que peuvent jouer les médias dans les processus de vérité et de réconciliation. À l'image des commissions vérité-réconciliation en Afrique du Sud ou en Argentine, elle participe à un travail de mémoire indispensable pour dépasser les traumatismes du passé.
L'impact de ces enquêtes dépasse d'ailleurs le cadre franco-algérien. Elles interrogent plus largement la capacité des démocraties européennes à assumer leur passé colonial, dans un monde post-colonial où les anciennes puissances impériales sont sommées de rendre des comptes. Les révélations de Mediapart arrivent alors que se développe internationalement une révision des récits coloniaux. Du mouvement Black Lives Matter aux débats sur la restitution des œuvres d'art africaines, en passant par les excuses officielles de dirigeants européens pour les crimes coloniaux, une dynamique mondiale émerge.
Sophie K.



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